Artistes : Chloé Curci, Pascal Lièvre, Julien Nédélec, Sammy Stein / Période : Juillet 2012 / Lieu : Treize (Paris) / Exposition collective pour le lancement de l’édition TROUBLE / Commissariat : Jean-Christophe Arcos / Production : Flash Cocotte / Société Secrète ///
« Le public de l’art contemporain est le pire existe. Il est sur-instruit et conservateur, il est là pour critiquer et non pour comprendre, il n’éprouve jamais de plaisir. Pourquoi devrais-je consacrer du temps à travailler pour de public ? C’est comme de se mettre dans la gueule du loup. »
David Hammons
Ce que TROUBLE fête manifeste
TROUBLE est un projet continu mis en place depuis septembre 2011 pendant les soirées Flash Cocotte à l’Espace Pierre Cardin (Paris) et à la Gare de Congrès (Bruxelles).
En 10 mois, le projet, hébergé et soutenu par les soirées Flash Cocotte, a engendré onze expositions, à Paris et à Bruxelles, lors d’autant de fêtes enfiévrées accueillant des milliers de clubbers.
L’objectif de TROUBLE est d’abord de se confronter à l’imagination des artistes hors de la white box : alors que musées et galeries peuvent protéger les artistes de penser la libre et peut-être sauvage participation du public à la dégradation de leurs travaux (en particulier quand cette dégradation est causée par les visiteurs), TROUBLE éprouve les artistes en ouvrant la porte d’un espace d’exposition inusité, où la confrontation physique entre les corps et les objets est la règle.
C’est dans cette ambivalence, cette polysémie, que ce projet est un « trouble fête » : les artistes ont dû penser de façon radicalement nouvelle la coexistence entre leur travail et leur cadre, et les « party animals » ont dû laisser faire un intrus sur leur propre territoire.
Comment dès lors concevoir de nouvelles formes dans un lieu et un moment déjà comblés de sens, surpeuplés, ne donnant en apparence aucun espace ni aucun temps à une proposition artistique ?
Depuis septembre 2011, Pascal Lièvre, Sammy Stein, Tony Regazzoni, Steffen Müller & Valentina Boneva, Guillaume Constantin, Grégoire Motte, Julien Nédélec, Laure Vigne & Cyril Aboucaya, Pierre Fraenkel et Chloé Curci ont déjà tenté d’approcher cette question, poursuivant dans ce cadre, par différents biais, leurs propres interrogations artistiques et esthétiques.
Le chemin n’est pas si long du white cube à la boîte de nuit : l’histoire récente de l’art contemporain s’est émaillée de ponts construits par les artistes entre leur pratique parfois très conceptuelle et le monde de la musique populaire ou celui des rassemblements festifs.
Le seul réel objet créé ici est une distorsion du rapport entre l’œuvre, le projet, et son contexte d’énonciation ; cet objet s’inscrit dans un lieu et dans un temps finis, et fulgurants : tout au plus 7 heures…
Ce contexte, nous l’avons dit, est peuplé : non pas, comme dans un lieu d’art habituel, par des individus, qu’ils soient regardeurs ou collectionneurs (en tout cas des individus intéressés à l’art, le public de l’art), mais par une horde, un système d’individus qui s’oublient dans la liesse et l’alcool et qui forment un nouveau corps collectif, une communauté festive.
Pour chaque exposition, au-delà des œuvres invasives, déceptives ou liquides qu’ils ont inventées, les artistes ont dû créer une carte postale combinant l’habituel carton de promotion d’une exposition en galerie et le flyer utilisé par les organisateurs de soirées : ces séries d’objets sont les seuls liens et les seules subsistances de TROUBLE, étant entendu que TROUBLE est davantage une expérience qu’une série d’objets.
De fait : les participants aux soirées Flash Cocotte ne viennent pas, dans leur immense majorité, pour voir de l’art (et même, osons l’avouer, pour écouter de la musique…), mais pour expérimenter leur fusion et leur altérité dans un peuple.
Il y a dans ce rapport de forces le jaillissement d’un questionnement sous-jacent à l’art contemporain lui-même : celui du contexte d’apparition de l’œuvre, du rapport codifié entre l’endroit où s’expose l’œuvre et cette œuvre, qui peut, protégée, labélisée, énoncée comme œuvre, devenir œuvre.
En cela, ce que TROUBLE entend aussi troubler, c’est le jeu moderniste de la relation sélective et élective entre le public et l’artiste, l’accord tacite sur lequel chacune des parties de ce contrat reconnaît l’autre dans sa fonction sociale.
TROUBLE est dès lors un traquenard : si vous ne vous attendiez pas à en trouver ici, vous vous cognerez tout de même de l’art. A votre insu. Sans parfois le remarquer : infusées dans l’espace lui-même, les propositions des artistes seront le décor de votre aventure collective jusqu’au bout de la nuit.
Il ne s’agit plus d’ « enkyster l’art pour garantir sa survie » (Brian O’Doherty, « Le contexte comme contenu », in Artforum 15, 1976), mais de proposer la colonisation d’un autre espace, la multiplication et la généralisation de métastases : développer une cohorte de signes, (dé)ranger ses bataillons, partir à la conquête d’un territoire hostile où la fête, en tant que masse indistincte de corps en mouvement vers leur dissolution (dans l’alcool, dans le son, dans une identité collective), tient l’hégémonie. Il s’agit de fonctionner « comme un virus, un imposteur qui s’infiltre » (Felix Gonzales Torrès, Conversation avec Joseph Kosuth, in Ad Reinhardt – Joseph Kosuth – Felix Gonzales Torrès. Symptoms of Interference, Conditions of Impossibility, Camden Arts Center, Londres, 1994, repris dans le premier numéro de la revue TROUBLE, Paris, 2002).
Dramatisée, inhibée, arrogante, ingénue ou nécessaire comme l’est une bouée, la relation au public devient, pour chaque projet avancé dans le cadre de TROUBLE, une donnée fondamentale pour l’artiste.
Elle détermine aussi bien le théâtre des opérations que les modalités de la bataille. Plus loin, en tant que chaque projet naît dans un cotexte dont on sait qu’il est, avant d’être un lieu, un lieu peuplé, « le travail… en relation avec son contexte d’apparition » (Joseph Kosuth, ibid.) est informé par le peuple qui lui préexiste.
C’est là peut-être une originalité de TROUBLE : à aucun moment, l’apparition d’une proposition artistique ou d’objets artistiques (ceux-ci conçus comme accessoires d’une proposition sur l’art, Joseph Kosuth encore) n’est attendue. Ce qui est attendu, c’est la fête.
Exister devient alors l’enjeu premier – non pas tant être visible, encore que certains des artistes en aient fait un des moyens mobilisés pour leur projet, faisant de leur proposition une fille facile et racoleuse, tentant d’attirer le public pour gagner sa reconnaissance – qui reconfigure littéralement le rapport de l’artiste au lieu d’apparition et de don de son travail.
L’artiste bataille ici pour ne pas se faire digérer sans rien dire par une fête totale et gloutonne.
Sans pourtant que les esthétiques déployées ailleurs par les artistes invités ne s’inscrivent a priori dans le champ relationnel, le contexte des soirées Flash Cocotte implique automatiquement, sauf à générer de bien mauvaises expériences, « la présence de la microcommunauté qui va recevoir » le travail des artistes (Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Presses du Réel, Paris, 2011).
Mais, alors que les artistes du corpus analysés par Nicolas Bourriaud en faisaient un principe, engendraient leur contexte, et créaient d’eux-mêmes un rapport au public, nous sommes ici face à à une relation non élective, où l’exposition certes ne nie pas les rapports sociaux en vigueur, mais les distord et les projette dans un espace-temps qui n’est pas codé par le système de l’art, ni par l’artiste lui-même.
En ce sens, l’œuvre hors contexte s’expose avant tout à la cécité du public : hors de son territoire balisé, l’œuvre n’est pas seulement brouillée, elle devient invisible.
Il faut en tirer une conclusion fatale : l’espace de la galerie, en proposant, en offrant, plus qu’un prolongement, une condition d’existence de l’œuvre, a contribué à interdire à l’œuvre de sortir de la galerie – s’en échapper revient à échapper à l’art.
La topologie-idéologie est un enclos invalidant tout autre espace.
Bingo !
Tout cela prend corps précisément ici : quand le seul espace possible pour le travail artistique l’a accaparé au point de réduire le reste du monde à néant, et quand le travail artistique qui se montre dans cet autre monde est réduit à néant tout en s’exhibant à la vue.
L’exposition elle-même n’est plus contestable mais littéralement annihilée soit parce qu’elle n’a plus son lieu, soit parce qu’elle est circonscrite dans son être au monde.
C’est comme de se mettre dans la gueule du loup.
Jean-Christophe Arcos, commissaire
Juin 2012