Artistes : Anna Raczynska · Léonie Young / Période : février 2018 / Lieu : Progress Gallery, Paris / Commissariat : Jean-Christophe Arcos / Production : la malterie
Après avoir envisagé la résidence comme une transposition de l’artiste dans un nouveau contexte de travail à l’occasion de l’exposition Give me a place to stand* organisée par la malterie à l’espace Le Carré à Lille en novembre dernier, Anna Raczynska et Léonie Young se trouvent confrontées, à la Progress Gallery , à la notion d’outils.
Résultats de résidences croisées réalisées entre 2016 et 2017 à la malterie (Lille) et à BWA Wroclaw (Pologne), les propositions des deux artistes semblent en effet circuler ici autour de l’observation et de la création de formes permettant à leur tour de façonner le monde.
C’est à une série de modules architecturaux que s’est intéressée Léonie Young : établissant un relevé de formes en même temps qu’une cartographie de ses déplacements à Wroclaw ou aux alentours du Futuroscope, l’artiste semble organiser son vocabulaire selon deux plans différents, vertical et horizontal.
A Wroclaw, les murs semblent omniprésents : guidant les déplacements, faisant obstacle aux corps, les murs du stade olympique ou du zoo constituent des écrans susceptibles de dérober à la mémoire des paysages auxquels cette dissimulation, combinée aux décors figurés ou abstraits qui s’y étalent, confère un statut de fantasme. Face aux limites du regard, soulignées ici de façon ironique par la photographie, Léonie Young propose que ces images soient le tremplin vers des imaginaires.
L’artificialité des constructions humaines, qu’elles soient physiques ou mentales, se livre avec malice, voire avec tendresse, au travers des vues de rochers stylisés imités de la nature : des icebergs, des rochers, ancrés au sol, abritent des dispositifs ambigus de soustraction, tandis que la puissance indicielle des représentations, bibelots, cartes postales ou film pédagogique, écrase tout rapport au réel.
Ces lieux d’amusement où le spectacle (sportif, animal, futuriste) dérive loin de la nature, et où la fiction évince sans pudeur la relation physique qui nous lie au monde, s’énoncent comme autant d’allégories possibles du processus photographique et de son ambivalence, à la fois témoignage en tant que document et récit en tant que recadrage.
Evidé, le marteau d’Anna Raczynska se révèle lui aussi rétif à toute univocité : dans la mesure où son utilisation s’avère visiblement impossible, peut-il réellement conserver son nom?
En mettant face à face l’eidos et son imparfaite concrétisation, Anna Raczynska ouvre et met au jour le hiatus entre le langage partagé et les choses du monde auxquelles il prétend renvoyer. Sans doute dans cet intervalle réside la racine de toute forme d’humour – l’artiste n’hésite pas à y puiser, en agrégeant les archétypes fondateurs de l’identité nationale, ou du moins d’une certaine idée de la France, dans sa Tour Eiffel (qui pourrait nier qu’elle se reconnaît en effet au premier coup d’oeil?).
Jouant de ce glissement toujours opérant entre la banalité du quotidien et le régime d’exception du contemporain, Raczynska prolonge un buisson d’une caméra de surveillance : clin d’oeil à Daphné transformée en laurier, l’étrange attelage paraît hybrider nature et culture, dans la lignée des objets décrits par Bruno Latour.
Au-delà cette intrication se joue la capacité des êtres physiques, inanimés, à se mêler de sentiments et d’attachements, de métaphysique, débordant ainsi leurs seuls contours pour représenter des modes d’être-au-monde.
Les clefs d’Anna Raczynska se lient et se lisent alors en tant qu’anneaux borroméens, symboles du lexical, du sémantique, et de leur indéfectible enchevêtrement.
Si Archimède parle d’un levier qui pourrait soulever le monde, dans ce soulèvement se révèlent l’outil, l’action, et l’ombre.
* «Donnez-moi un point d’appui et, avec un levier, je soulèverai le monde», citation attribuée à Archimède